Pourquoi faut-il tant de temps pour que les enfants des êtres humains grandissent ? Un chimpanzé mâle et un humain mâle, par exemple, arrivent au même poids de corps mais ils auront grandi de façon très différente [1] : à l’âge d’un an, le poids d’un être humain est deux fois plus lourd que celui d’un chimpanzé, mais à huit ans, le chimpanzé est deux fois plus lourd que l’être humain. Le chimpanzé arrive à son poids de corps adulte à 12 ans – soit six ans avant l’être humain. Un gorille mâle est un primate qui grandit aussi plus rapidement – un mâle de 150 kg pèse 50 kg à son cinquième anniversaire et 120 kg à 10 ans !

La réponse à cette question pourrait se trouver dans le besoin en énergie du cerveau humain. Des traceurs radioactifs permettent aux scientifiques de mesurer l’utilisation du glucose dans différentes parties du cerveau, mais cette procédure n’est utilisée que quand elle se justifie par des problèmes neurologiques. Cependant, les quelques cas étudiés révèlent combien le cerveau des enfants est radicalement différent de celui des adultes ou des nourrissons [2].

Depuis l’âge de quatre ans environ jusqu’à la puberté, le jeune cerveau engloutit le glucose – le cortex cérébral, sa région la plus importante, utilise presque (ou plus du) le double de ce qu’il utilise plus tôt ou plus tard dans sa vie. Et cela créé un problème. Car le corps d’un enfant est d’un tiers de celui d’un adulte, mais son cerveau est presque de celui de la taille d’un adulte. Calculé proportionnellement, un enfant engloutit, à cause de cela, la moitié de l’énergie qu’il utilise.

L’énergie du cerveau et la taille du corps

La croissance de l’enfant est à l’image de ce qu’on sait sur la consommation d’énergie du cerveau, le second fait ombrage au premier, l’un va vers le bas et le second vers le haut. La période pendant laquelle les besoins du cerveau en glucose sont les plus élevés survient juste quand la croissance du corps ralentit le plus. Pourquoi cela ? Dans une étude publiée dans les Proceedings of the National Sciences [3], des chercheurs proposent que ceci protège contre un conflit potentiel pour le glucose dans le sang qui pourrait sinon se produire entre la masse musculaire et le cerveau.

Un jeune enfant a, à tout moment, une quantité limitée de glucose en circulation dans le sang [4] (3,4 gr soit l’équivalent de trois bonbons Smarties). Heureusement, le foie d’un enfant peut rapidement produire du glucose, approvisionnant ainsi les autres organes afin qu’ils n’entrent pas en compétition avec le cerveau pour le glucose. Comme l’explique le physiologiste Paul Delamarche [5] :

“Même au repos, il serait difficile pour les enfants de maintenir une concentration de glucose dans le sang à un niveau stable ; l’immaturité de leur système gluco-régulatoire en est certainement la cause, ce qui provoquerait de ce fait un retard de la réponse adéquate à tout stimulus de type hypoglycémie comme dans le cas d’un exercice physique prolongé.”

Les autres organes dans le corps s’approvisionnent eux-mêmes via des sources d’énergie qui n’entrent pas en compétition avec le cerveau, comme en puisant dans les acides gras. Mais les muscles squelettiques peuvent entrer en concurrence lorsque la fatigue est intense et soutenue.

Chez les adultes, le foie accroit rapidement sa production de glucose, ainsi même des muscles actifs n’entrent habituellement pas en concurrence avec le cerveau. Mais le conflit peut quand même survenir chez les adultes, et cela peut représenter une menace réelle pour les enfants. Heureusement, ils ne vont pas jusque-là : ils stoppent l’épuisement s’il devient trop intense et soutenu. Non pas que ceci rende les enfants inactifs – ils font même plus d’exercice physique plus ou moins modéré que les adolescents et que les adultes [6].

Ainsi, le fait de mettre un frein à la croissance des enfants permet de limiter la concurrence potentielle entre les muscles du squelette et le cerveau dans la course au glucose. Non seulement leurs corps sont plus petits, mais ils contiennent aussi moins de muscles que les adultes (en pourcentage de leurs corps). Et même ces muscles utilisent moins de glucose que chez les adultes [7].

Ainsi, la croissance des êtres humains est négativement impactée par l’utilisation accrue de l’énergie par le cerveau des enfants. L’homme de Neandertal, ainsi que d’autres espèces disparues d’êtres humains, ont développé des cerveaux aussi gros que les nôtres [8]. Mais pourquoi n’ont-ils pas survécu ? Par manque de chance ? Compétition avec d’autres espèces ? Ou est-ce un avantage passé sous silence qui est apparu dans notre évolution et qui a fait de nous une espèce à part ? Neandertal grandissait plus vite que nous [9], et cela laisse à penser qu’étant donné le lien entre la consommation d’énergie du cerveau d’un enfant et sa croissance ralentie, il y a une nouvelle histoire à écrire.

Histoire de connexions

Des cerveaux plus gros peuvent être des cerveaux plus intelligents, mais ils peuvent aussi être plus intelligents si leurs connexions deviennent plus complexes, plus sophistiquées, lors du développement cérébral. La neuro-maturation implique une abondance de synapses [10] – qui sont les connecteurs entre les neurones. Cet excès initial permet au cerveau en développement d’affiner ses connexions, de se “câbler” lui-même de la façon la plus efficace et efficiente qui soit. La recherche a associé une plus grande efficience de la connectivité à des capacités cognitives améliorées [11].

Les synapses sont les principaux consommateurs d’énergie dans le cerveau, et c’est leur abondance qui fait que le cerveau des enfants utilise tant d’énergie [12] Nous ne pouvons pas directement voir combien de temps cette période a duré chez les premiers humains, mais nous pouvons indirectement le déduire de leur modèle de croissance. Étant donné que celle-ci était plus rapide que la nôtre [13] nous pouvons en inférer qu’ils manquaient – malgré le fait qu’ils avaient des cerveaux aussi gros que les nôtres – de cette période prolongée de sophistication de la connectivité cérébrale que nous avons. Cela signifie qu’ils n’avaient pas non plus nos extraordinaires capacités de cognition complexe.

Références :

[1] Ontogeny and the evolution of adult body size dimorphism in apes. Steven Leigh,Brian Shea. American Journal of Primatology. Vol. 36, Iss. 1, pp 37–60, 1995.

[2] Positron emission tomography study of human brain functional development. Annals of Neurology. Vol. 22, Iss. 4, pp 487–497, 1987.

[3] Skeletal muscle-induced hypoglycemia risk, not life history energy trade-off, links high child brain glucose use to slow body growth. PNAS, 2014. vol. 111 no. 46.

[4] Human metabolic adaptations and prolonged expensive neurodevelopment : A review. John R. Skoyles. Nature.

[5] European Journal of Applied Physiology & Occupational Physiology. 1992, Vol. 65, Iss. 1, pp 66-72. Glucose and free fatty acid utilization during prolonged exercise in prepubertal boys in relation to catecholamine responses.

[6] Physical activity patterns of kindergarten children in comparison to teenagers and young adults. The European Journal of Public Health. 12/2007 ; 17(6):646-51.

[7] Sports Medicine. 2000, Vol. 30, Iss. 6, pp 405-422. 2012. Metabolic and Hormonal Responses to Exercise in Children and Adolescents.

[8] Brain size and encephalization in early to Mid-Pleistocene Homo. G. Philip Rightmire. American Journal of Physical Anthropology. Vol. 124, Iss. 2, pp 109–123, 2004.

[9] Nature, 428, 936-939. Surprisingly rapid growth in Neanderthals.

[10] Nature Neuroscience 7, 327-332 (2004). Neural activity and the dynamics of central nervous system development.

[11] Functional brain network efficiency predicts intelligence. Human Brain Mapping. Vol. 33, Iss. 6, pp 1393–1406, 2012

[12] Journal of Cerebral Blood Flow & Metabolism. (2001) 21, 1133–1145. An Energy Budget for Signaling in the Grey Matter of the Brain.

[13] Nature, 428, 936-939, 2004. Surprisingly rapid growth in Neanderthals.

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