Le cancer est une maladie qui suscite la peur, ainsi n’est-il pas surprenant que le public soit désireux d’identifier des moyens de diminuer ce risque. L’alimentation est une expérience familière et universellement partagée, ce qui en fait un sujet de prévention populaire contre le cancer pour les médias. Les gros titres attirent l’attention des lecteurs tout comme les discours suscitent l’intérêt des spectateurs. Certains aliments sont souvent promus au rang “d’aliment anti-cancer” ou de “super-aliment”, qui auraient la capacité d’empêcher magiquement ou de “soigner” le cancer. Mais est-ce que de tels aliments miracles existent réellement ? Avons-nous suffisamment de preuves pour délivrer ce type de message à un public impatient ?

Comme exemple pris par des chercheurs, un show de télévision américain, le Dr Oz show, titré le “régime anti-cancer”, suggérait que l’endive, l’oignon rouge et le bar étaient des aliments anti-cancer qui pouvaient réduire le risque de cancer des ovaires jusqu’à 75% [1]. L’émission déclarait que le kaempférol, un flavonoïde que l’on trouve dans l’endive, provoquait une apoptose des cellules cancéreuses de l’ovaire et inhibait la progression du cancer en bloquant l’angiogenèse.

Plusieurs études ont en effet démontré que le kaempférol avait une activité apoptotique [2] [3] et antiangiogénique [4] [5] [6] [7] [8] [9] in vitro, cependant, on ne sait pas si ces résultats se retrouvent vraiment sur des populations d’êtres vivants qui consomment du kaempférol dans des quantités alimentaires habituelles. Une association entre la consommation d’endives crues et le cancer des ovaires n’a été rapportée que par 1 étude observationnelle, dans laquelle l’endive était l’un des 39 aliments évalués [10]. Étant donné le grand nombre de tests statistiques, il est fort probable que la réduction du risque de cancer de l’ovaire associée à une consommation élevée d’endives pourrait n’avoir été observée que par hasard [11]. Aucune association avec le risque de cancer de l’ovaire n’a été observée pour d’autres légumes qui pourtant apportent plus de kaempférol par portion que l’endive [12], comme le chou frisé et les épinards, et il n’y avait pas d’association avec les endives cuites.

Les flavonoïdes dans les oignons rouges ont aussi été cités comme étant capables d’empêcher le cancer de l’ovaire. Un risque réduit de cancer de l’ovaire associé à une forte consommation d’oignon, qui a été évalué après un diagnostic de cancer, a été rapporté par une seule étude [13]. À l’inverse, 3 grandes études (l’European Prospective Investigation into Cancer Nutrition study, la Women’s Health Study, et la Nurses’ Health Study), où les données sur les consommations alimentaires habituelles ont été collectées avant le diagnostic de cancer, n’ont rapporté aucune association entre la consommation d’oignon et le risque de cancer de l’ovaire [14] [15] [16].

La nature rétrospective même des études de cas rend la méthodologie de cette étude sujette aux défauts (notamment au biais de rétrospective), et il est essentiel d’interpréter les résultats provenant d’une étude de cas avec prudence [17]. En outre, les oignons rouges, plutôt que les blancs ou les jaunes, étaient spécifiquement recommandés, mais le fait que les oignons rouges contiennent plus de flavonoïdes que les blancs ou les jaunes est douteux. Une étude ayant comparé les contenus totaux en flavonoïdes de 10 variétés d’oignons (1 rouge, 1 blanc et 8 jaunes) a montré que deux variétés d’oignons jaunes avaient les quantités en flavonoïdes les plus élevées (respectivement 69.2 mg/ 100 g et 55.2 mg/100 g), suivis par les oignons rouges (35.1 mg/100 g) et d’autres variétés d’oignons jaunes [18].

L’autre aliment identifié dans l’émission comme “ayant une activité anti-cancer des ovaires” était le bar à cause de son contenu élevé en acides gras oméga-3, dont il est affirmé qu’ils auraient une activité antiangiogénique. De nouveau, les preuves d’une association entre la consommation de poisson et le risque de cancer des ovaires ne sont pas convaincantes. Une méta-analyse de 2 études de cohorte et de 6 études de cas a conclu qu’une consommation importante de poisson était associée à une réduction marginale du risque de cancer de l’ovaire ; cependant, des associations inverses statistiquement importantes n’ont été observées que dans des études de cas [19]. De nombreux autres types de poissons gras sont riches en acides gras omega-3, dont plusieurs (comprenant le maquereau, le saumon et le hareng) détiennent des quantités encore plus importantes d’acides gras omega-3 comparés au bar [20].

La couverture médiatique de ces prétendus aliments miracles n’est souvent qu’un outil marketing. Les histoires d’aliments magiques font vendre les magazines et les espaces publicitaires ; l’industrie agroalimentaire finance souvent de la recherche pour montrer que ses aliments ou ses produits sont supérieurs, et l’industrie des compléments alimentaires cherche surtout à augmenter ses ventes.

Dans la vraie vie cependant, nous ne vivons pas qu’avec un seul aliment. Nous mangeons des repas qui consistent en une variété considérable d’aliments différents, et ceci plusieurs fois par jour. Quand il s’agit d’évaluer les bénéfices potentiels en termes de réduction du cancer à partir des aliments que nous mangeons, il faut prendre en compte le régime alimentaire dans sa globalité, ainsi que d’autres facteurs comme l’activité physique et les influences potentielles de facteurs génétiques et épigénétiques.

Les aliments et les composants alimentaires consommés ensembles pourraient avoir des effets synergiques ou antagonistes sur la santé. Par exemple, les légumes apiacées (carottes, céleri, panais) semblent réduire l’activité du cytochrome P450 1A2 (CYP1A2), tandis que les légumes crucifères (brocolis, chou frisé, choux de Bruxelles) induisent une activité du CYP1A2 [21]. Une étude croisée qui a comparé les effets des régimes alimentaires ne contenant que des crucifères, ou que des apiacées, et une alimentation avec les deux familles de légumes a trouvé que l’activité du cytochrome observée chez ceux qui mangeaient beaucoup de crucifères était réduite par l’ajout de légumes apiacées dans leur alimentation [22].

En plus des interactions entre les différents aliments et composants alimentaires, certaines expositions alimentaires pourraient avoir à la fois des effets bénéfiques et des effets délétères sur la santé. Par exemple, une consommation modérée d’alcool a montré réduire le risque de maladie cardiovasculaire, mais elle augmente le risque de cancer du sein [23] [24]. De même que bien que le bar pourrait être une bonne source alimentaire d’acides gras omega-3, il est aussi important de prendre en compte la quantité de mercure des poissons gras.

Une autre interprétation plus compliquée des études est que les différences génétiques intra-individuelles pourraient conduire à des différences de bénéfices à la santé de certaines interventions alimentaires. Par exemple, les individus avec le génotype de réductase methylènetetrahydrofolate ont plus de risque d’être touchés par certains types de cancers en cas de carence de folate, et pourraient tirer plus de bénéfices d’une alimentation riche en folate comparés aux individus avec d’autres génotypes [25].

Plusieurs types d’études sont nécessaires pour évaluer l’impact de l’alimentation dans la prévention du cancer, et aucune méthodologie d’étude n’est parfaite. Tirer des conclusions à partir d’une seule étude ou de quelques études de même méthodologie ne prend pas en compte l’importance des limites inhérentes à chaque type d’étude. Les grandes études d’observation sont utiles pour faire des hypothèses et pour tester si les résultats de la recherche en laboratoire sont toujours valides sur des populations d’êtres vivants. Cependant, les analyses à partir de ces études sont souvent croisées, ce qui limite la capacité à en interpréter les causes, et les facteurs parasites provenant d’autres facteurs du style de vie ou environnementaux ne peuvent pas être éliminés avec certitude.

Dans ces grandes études d’observation, la consommation alimentaire est habituellement évaluée en utilisant un questionnaire de fréquence alimentaire, qui demande souvent aux individus de rapporter leur consommation habituelle de groupes d’aliments plutôt que de chaque article alimentaire individuel. La consommation d’un aliment individuel est estimé en pesant chaque article alimentaire dans le questionnaire et en utilisant certaines données de référence comme les types spécifiques de consommation selon l’âge ou le sexe [26]. Il en résulte qu’une mauvaise classification de la consommation alimentaire individuelle est inévitable. En outre, les données sur les méthodes de préparation culinaire et les regroupements d’aliments à l’intérieur d’un repas sont rarement saisis par le questionnaire et ne peuvent de ce fait pas être inclus comme des effets modificateurs potentiels.

D’un autre côté, les études alimentaires et les essais de chimio-prévention se concentrent obligatoirement sur un seul aliment ou nutriment, et ne représentent donc pas les véritables conditions des populations. Les études alimentaires exigent beaucoup de main d’œuvre et beaucoup de participants, et il en résulte qu’elles ne sont souvent pas correctement conçues pour saisir les interactions entre les nutriments. En outre, le cancer est une maladie relativement rare avec une longue période de déclaration, ce qui limite la faisabilité de l’utilisation d’études d’intervention sur l’incidence d’un cancer comme point de terminaison de l’étude.

Les scientifiques de la nutrition et les épidémiologistes devraient davantage maitriser les messages de santé publique qui émergent de leurs études individuelles, et ne pas faire dans le sensationnel à partir des résultats ni contribuer à la folie médiatique autour d’une seule étude. Les revues systématiques et les méta-analyses (impliquant plusieurs études) sur l’alimentation et la prévention du cancer dirigées par le World Cancer Research Fund (WCRF)/American Institute for Cancer Research (AICR) [27] ou d’autres reposent sur des données d’études d’aliments et de nutriments simples parce que c’est le type de données qui est le plus disponible.

Cependant, les recommandations actuelles de la prévention contre le cancer reposent sur des aliments complets [28]. Bien que beaucoup moins “sexy” que ce voudraient les medias, le public a besoin d’avoir plus d’informations sur les effets du régime alimentaire comme un tout sur le risque de cancer, tout comme l’importance de réaliser et de conserver un poids de corps idéal, une activité physique régulière et d’éviter le style de vie sédentaire.

Références :

[1] The Dr. Oz Show. Anti-Cancer Diet, Hapro Productions, Inc. Nov 7 2011. http://www.doctoroz.com/videos/anti…

[2] Luo H, Rankin G O, Li Z, Depriest L, Chen, Y C. 2011. Kaempferol induces apoptosis in ovarian cancer cells through activating p53 in the intrinsic pathway. Food Chem, 128 : 513–519.

[3] Huang W W, Chiu Y J, Fan M J, Lu H FYeh H F. 2010. Kaempferol induced apoptosis via endoplasmic reticulum stress and mitochondria-dependent pathway in human osteosarcoma U-2 OS cells. Mol Nutr Food Res, 54 : 1585–1595.

[4] Ahn M R, Kunimasa K, Kumazawa S, Nakayama, TKaji K. 2009. Correlation between antiangiogenic activity and antioxidant activity of various components from propolis. Mol Nutr Food Res, 53 : 643–651.

[5] Gacche R N, Shegokar H D, Gond D S, Yang Z, Jadhav A D. 2011. Evaluation of selected flavonoids as antiangiogenic, anticancer, and radical scavenging agents : an experimental and in silico analysis. Cell Biochem Biophys, 61 : 651–663.

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[7] Luo H, Rankin G O, Juliano, N, Jiang B H, Chen Y C. 2012. Kaempferol inhibits VEGF expression and in vitro angiogenesis through a novel ERK-NFkappaB-cMyc-p21 pathway. Food Chem, 130 : 321–328.

[8] Luo H, Rankin G O, Liu L, Daddysman M KJiang, B H. 2009. Kaempferol inhibits angiogenesis and VEGF expression through both HIF dependent and independent pathways in human ovarian cancer cells. Nutr Cancer, 61 : 554–563.

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[28] World Cancer Research Fund/American Institute for Cancer Research. 2007. Food, Nutrition, Physical Activity, and the Prevention of Cancer : a Global Perspective, Washington, DC : American Institute for Cancer Research.

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